Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

On m'appelait Surprise / 2

Publié le par José Le Moigne





                  Transportés et surveillant en 1863. Gravure de J.Gauchard d'après un dessin de Riou


2

 

          — Je n’ai tué personne et on me laisse pourrir ici !

          C’est tout ce que sait dire Marie Léon Joseph Félix, mon époux devant les hommes et l’Administration Pénitentiaire, Cette Madame Tentiaire qui a sur nous droit de vie et de mort. Devant Dieu, c’est autre chose. N’en déplaise aux Jésuites et aux sœurs de Cluny qui ont la prétention de veiller sur nos âmes, il serait étonnant qu’il ait ici son mot à dire. Mais Léon a raison, du moins à sa façon. Des innocents il y en a plein le bagne. En même temps il n’y en a aucun. Les curés du Vauclin ou de Rivière Pilote appelleraient ça la justice immanente. Ils n’en démordraient pas. La justice des hommes reflète sur la terre la justice du père. Toute oraison est inutile et les forçats le savent. Comme Marie L éon, on prend dix ans de bagne pour un meurtre auquel on a seulement assisté, dont on ne rappelle rien le lendemain tellement on était saoul, mais on accepte la sanction. Elle aurait déjà pu vous tomber sur le râble. Que voulez-vous, même en étant chanceux, on ne peut pas toujours passer au travers des mailles du filet. Le gueux est fataliste. Si comme ils disent on appartient à la lie, au rebus de l’humanité on est mal défendu, ou si peu que cela ne vaut même pas la peine d’en parler. Commis d’office, le baveux chargé de vous défendre, n’a que peu de raisons de s’arracher les tripes. Les beaux effets de manche ne seront pas pour vous. Personne ne l’entendra au cours des débats et, comme il faut bien que sa présence soit justifiée, juste avant que les jurés ne se retirent, vous le verrez se lever de son banc et marmonner d’une voix lassée, parce que, tout de même, il doit dire son mot pour que le procès soit, non pas équitable, mais juridiquement inattaquable : 

          — J’en appelle à la clémence du tribunal, qui ne vaut guère mieux qu’un vulgaire caca-chien.

         Je sais ce que je dis. Lorsque je fus jugée à Fort-de-France, ce fut la même chose. La haine raciale en plus. J’en parlerai lorsque l’instant sera venu mais pour l’heure, c’est de l’homme dont je porte le nom, quatre prénoms en fait qui en disent long sur ses origines, dont-il s’agit ici.

         Il parle peu, mais du peu qu’il rapporte entre deux charges de tafia, je sais qu’aux Assises de Lille, Maître Jean Larrivière, chargé de sa défense, un drôle d’avocat qui croyait en sa charge au point d’en faire un sacerdoce, avait fait de son mieux.

         — L’homme que vous avez devant vous, avait-il essayer de plaider, n’est pas un criminel mais un brave ouvrier agricole, courageux, dur à la tâche, dont le seul tort est d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Tous les témoignages concordent. Je vous demande donc …

         Peine perdue. Il ennuyait le monde et c’est à peine si on l’avait laissé finir. Pourquoi perdre son temps ? Le sort de Félix, comme celui de la plupart des forçats, relégués ou libérés dont on croise chaque jour la route à Saint-Laurent du Maroni, était fixé d’avance.

         Dix ans pour des beuveries, des chapardages, des cambrioles sans importance et des bagarres dont la dernière avait été tragique, c’est cher payé, mais on l’accepte. On a joué, on a perdu. C’est la règle du jeu. La société a peur et ça ce voit. D’un côté l’opulence qui vous saute à la gueule comme un chien mal luné ; de l’autre la misère et presque rien entre les deux. Alors elle se défend et les coups qu’elle assène sont l’exacte mesure de sa peur. Mais nom de Dieu ! Ce n’était tout de même pas lui, Marie Léon Joseph Félix qui les avait fixé les grands principes de la loi !  Ça semblait pourtant clair. Tu as fauté, tu payes, et on te fout la paix. La loi, te garanti le droit d’être tranquille, de rentrer au pays, de vivre comme chacun. Il n’avait pas rêvé, c’est bien le procureur qui avait seriné, à la fin de son réquisitoire, comme s’il cherchait à justifier, du haut de sa morgue bourgeoise, l’inique d’une  sentence pas encore prononcée :

         — Le bagne n’est pas seulement le châtiment. Il sert aussi à amender.

         Quelle blague !

         Il avait pris dix ans, plus le temps du doublage, en d’autres termes, la perpètuité.


                                                                                                                       José Le Moigne



 

Commenter cet article