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On m'appelait Surprise / 3

Publié le par José Le Moigne





                         bagnards au travail,  tableau de F. Lagrange, peintre bagnard, Cayenne musée Fraconie




                                                                           3

 

         De Paris à Cayenne les nouvelles mettent longtemps à arriver. Et pour qu’elles se répercutent jusqu’à Saint-Laurent du Maroni, cette fourmilière indigne où les forçats libérés mais soumis au doublage désespèrent en masse, il faut encore du temps. Un seul bateau, et c’est au gré de la transportation, jette l’encre à Cayenne, c'est-à-dire quatre mille au large car le port s’envase. Au début on attend des nouvelles, on est curieux de ce qui se passe ailleurs, puis très vite, votre propre famille semblant vous avoir effacé de la surface de la terre, ce qui se passe en France ne vous importe plus. L’arrivée du bateau, outre les nouveaux bagnards que quelques fois on reconnaît, n’est plus pour vous qu’une rupture dans la monotonie des jours. La déclaration de guerre n’avait pas ému plus que cela les pensionnaires de Madame Tentiaire, mais d’apprendre que l’Empire dont la justice les avait condamnés, vaincu avait fait place à la République, même pour un forçat comme Léon, cela avait du sens ! Pourtant Léon ne me ressemble pas. Ce n’est pas la conscience politique ou sociale qui l’étouffe. Il n’a jamais pu voir le monde sous un autre angle que celui de ses propres intérêts. Malgré tout il se dit que la République c’est quand même une lueur d’espoir. Il n’était pas assez fou pour de croire à l’amnistie, mais, pour lui cela ne faisait pas de doute, il y aurait des changements. Bien sûr, on ne fermerait pas le bagne, mais qui sait, le doublage, cette injustice parmi les injustices, risquait d’être aboli, ou au moins adouci. Pourquoi, à défaut de la liberté, les grands principes d’égalité et de fraternité ne seraient-ils pas ressentis jusqu’au bagne. Pauvre Léon, mauvaise fille sur ce coup là, la République, l’avait trahi sans aucun état d’âme.

         L’inique était resté l’inique.

        Ce qu’il ne comprenait pas, surtout, c’est que la République, à force d’arguties, ait pu conduire au pourrissoir ceux qui s’étaient levés pour elle et avaient pris les armes. Toujours la grande peur des bourgeois. République ou non, cela ne changeait pas. 

         Comment expliquer à Léon que j’avais été condamnée et reléguée à vie pour les mêmes raisons ? Pour l’homme aux quatre prénoms, cela ne compte pas. Il m’a épousée parce qu’au bagne une femme jeune et courageuse est une chance qu’il ne faut pas laisser passer, mais pour une petit paysan de Templeuve, tout là haut dans le nord de la France, les histoires de nègres …

        Bien sûr, en ses vingt ans de bagne, il en a côtoyé des forçats venus des quatre coins du monde. Avant, il ne savait même pas qu’il existait des hommes d’une autre couleur que la sienne. Au bout du compte, c’est au royaume des forçats que l’empire colonial français était le plus réel. Comme tous les blancs il avait cru un temps à la supériorité de sa race et établi des hiérarchies stupides aux termes desquelles l’arabe était le plus vicieux, l’annamite le plus malin et le noir, quoique bonasse en apparence, comme si la lune influençait son caractère, pouvait passer en un éclair, du rire presque enfantin à des colères violentes et meurtrières. Sans jamais totalement s’effacer cela n’avait duré qu’un temps, car qui n’est pas vicieux au bagne ? Qui ne s’efforce pas de se montrer le plus malin ? Et quel type, dans cet enfer où il s’agit avant tout de survivre, incapable de tuer ? Personne ! On éventre la nuit dans la case commune pour dérober le plan, cette monstrueuse tirelire que l’on fait pénétrer par l’anus ; on tue pour l’amour d’un giton dans la touffeur malsaine où la pédérastie est reine ; on tue tout aussi bien pour un mot de travers que pour une dette de jeu ; tous les sujets sont bons. On est toujours le traître de quelqu’un. Mais une loi n’est jamais transgressée. C’est l’honneur du bagnard de ne pas dénoncer.  La case entière passerait à la guillotine — car elle existe, fonctionne sept à huit fois par an, et, comble du raffinement, un forçat est recruté pour jouer le bourreau — plutôt que d’ouvrir le bec. La hiérarchie s’écroule alors. À la Tentiaire, même si on se méfie de tout, même si cette nuit on se fera passer de la vie au trépas, quelque puisse être ta race ou ton pays, quand la menace gronde, un copain de chaîne reste un copain de chaîne.

          Vingt ans après ce n’était pas passé. Léon entendait la voix du président qui l’avait condamné au doublage et sa colère ne tombait pas.

          — À l’issue de sa peine, avait-il annoncé comme si la chose allait de soi, le condamné devra demeurer en Guyane, le même nombre d’années. Il recevra une concession de terre et pourra prendre femme et faire souche là-bas. Ainsi apportera-t-il sa pierre à la mise en valeur d’une lointaine possession de la France !

         Foutaises !  Tout ce que Léon voyait c’était qu’un jury ignorant l’avait condamné deux fois pour la même faute. Dix ans de bagne auquel s’ajoutait la résidence perpétuelle. Car le doublage c’est ça.  Au dessus de sept ans de travaux forcés ce n’est plus quitte ou double, mais quitte ou crève. Sauf à réussir la belle, et sur ce point on peut rêver, toute ta chienne de vie se passera au bord du Maroni.

          Tel était le cas de l’homme aux quatre prénoms, et tel aussi était mon cas.

         Tous les libérés étaient d’accord. Le bagne, le vrai, commence après la libération. Les concessions c’est de la blague. On n’en compte pas dix pour deux milliers de libérés. Les autres, regrettent le temps où le bagne leur assurait le gîte et le couvert. Quelle ironie ! Le libéré passe son temps à soupirer après les travaux forcés. On les trouve rôdant par les rues indifférentes de Saint-Laurent du Maroni. Tous ont faim, la plupart sont malades. Ce sont des chiens sans maître, furieux et prêts à tout, voler, tuer, crever enfin, très vite, sous le marché couvert qui leur sert la nuit d’abri où le bitume de la rue Mélinon où ils traînent le jour sous l’œil vorace des urubus qui eux aussi attendent leur pitance.

        L’homme au quatre prénoms ne devrait pas se plaindre. C’est un nanti du bagne. Il a su, malgré le feu qui ne cessa jamais de le brûler, se faire sa place pendant sa peine. Garçon de famille, c’est ça qu’il a été. Il a entretenu pendant dix ans les jardins des notables, à négocier tous les virages, évité le cachot, les camps disciplinaires, la relégation aux Îles du Salut, et, en tant que prisonnier modèle, le jour de sa libération, au lieu d’être jeté comme les autres à la rue, il a reçu une concession sur laquelle il put bâtir son carbet.  

        Voilà pourquoi, bagnard libéré pouvant justifier de deux hectares de terres cultivées et d’une maison habitable, l’homme aux quatre prénoms a pu me prendre pour épouse.  



                                                                          José Le Moigne 

 

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B
dis moi qui c'est leon?c'est pas le gosse de madame tentiereje veux savoir...ok
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J
<br /> Léon est le mari de Surprise. Comme il s'appelle Marie Léon Joseph Félix, je joue sur les prénoms en évitant Marie qui pourrait porter à confusion.<br /> <br /> <br />