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On m'appelait Surprise XI

Publié le par José Le Moigne








XI

 

Tiens, Léon n’est pas aussi endormi qu’il voudrait le faire croire. Il s’absente en apparence de ma parole et pourtant, au moment où je m’y attends le moins, il me prouve, qu’à défaut d’écouter sans relâche ainsi que le ferait un gamin attentif, il suit le cours de mon récit. Aujourd’hui c’est jour de pluie sur Saint-Laurent du Maroni. La pluie bat le tambour sur la tôle qui nous sert de toit. Sans doute rêve-t-il à ses comparses agglutinés sous la halle couverte, tremblant de froid malgré la moiteur tropicale et, pour un temps, mettant en laisse son limbé du pays natal, se trouve-t-il, sinon heureux, mais du moins apaisé. Peut-être aussi apprécie-t-il en ce jour de déluge les quatre murs de son carbet. Qui sait, peut-être même cette singulière béatitude le conduit-elle vers moi. En Guyane, tout comme en Martinique, et comme partout je crois, l’homme est l’animal le plus proche du caméléon. Les couleurs de son âme épouse étroitement les couleurs du temps.

— Et Man Zulma ? me demande-t-il d’un air absent. A-t-elle comme sa famille quitté ce putain de bordel que tu appelles habitation ?

Seigneur, la Vierge ! Le voilà qui me pousse à poursuivre. Fort bien. Ecoutes donc, Léon, petit béké goyave du bagne de Guyane.

Comment te dire ? Bien que Titus eût déjà vingt deux ans, Man Zulma était encore une jeune femme. Une négresse dans la forme de l’âge d’une beauté toujours intacte qui faisait que les hommes fondaient dans les effluves de vanille qui parfumaient sa peau.

Ah, si tu l’avais vu dans ses plus beaux atours, robe douillette et tête calandée ; et ses bijoux créoles, de modeste facture, mais qui prenaient sur sa peau, lisse et fraîche comme la plus belle des soies brunes, l’éclat des plus belles parures. Vois-tu, même aujourd’hui du fond de cet enfer où nous survivons toi et moi, lorsque je pense à elle, ce sont les yeux émerveillés de mes six ans qui la ramène au jour et ces yeux me disent que toute femme noire qu’elle fut, elle n’avait rien à envier aux mulâtresse de Saint-Pierre dont on faisait grand cas.

La comparaison s’arrête là. Man Zulma était le sérieux même. Je ne jurerai pas qu’elle n’est pas eu un amoureux ici ou là, mais jamais je n’en su rien. On n’était plus au temps du poulinage et une négresse se devait d’être en case pour être respectée. Ce n’était pas son cas.

Sur l’habitation où l’ordre ancien régnait encore c’eût été sans doute plus facile, mais pas question pour elle. À six ans, j’étais en âge de travailler sur les petites bandes, c'est-à-dire de contribuer aux travaux d’entretien, de fumage, ainsi qu’au ramassage dans les champs. Man Zulma ne pouvait accepter que sa fille, première enfant de sa famille à être née hors du malheur des chaînes, puisse partager le sort, si proche de la servitude, de ces anciens enfants esclaves.

Quelques mois après la mort de Reine Sophie nous avons à notre tour quitté l’habitation pour nous installer sur les parages de la montagne du Vauclin, à la limite du quartier Josseaud de Rivière-Pilote Pilote, au lieu dit Champfleury, en surplomb des vastes étendues ondulantes des cannes et de la mer qui offrait, sous le pinceau des alizés, la palette délicate des bleus.  

Nous n’étions plus en pays sucrier mais en pays vivrier. Fini la grande culture qui nous brisait la vie. Le pays vivrier c’était d’abord, à la lisière des bois, sur les mornes intérieurs, un nouveau paysage fait de parcelles minuscules où le jaden bo kay pouvait donner toute sa mesure autour de la culture du manioc, de l’igname sa-sa, des patates douces, des fèves de pois d’angole, des légumes potagers, mais aussi, dans un savant désordre, du café, du cacao, du tabac et même du coton.

C’était ce qu’il fallait à Man Zulma. Nullement dépaysée elle se mit à la tâche pour survivre et élever sa fille, moi, Lumina Sophie qu’elle appelait Surprise. Elle devint couturière de campagne et se dit cultivatrice c'est-à-dire, qu’en petite paysanne, en plus de son jaden bo kay,elle élevait quelques volailles avec mon aide et celle de Titus qui s’était mis en case, sur une parcelle jouxtant la notre, avec Honorine Lafortune qui en guise de fortune lui donna quatre enfants.

L’habitation La Broue n’était pas loin. Deux kilomètres par un chemin de terre et le quartier Josseaud où nous avions planté notre case était à la limite des habitations Beaujolais, Coulée d’or, Signy, Paquemar et Champfleury. Ainsi, en cas de pénurie, nous pouvions toujours nous louer pour la récolte de la canne et du café.
           Pourrons-nous un jour nous affranchir de l’habitation ? Fout, Léon, moi, Lumina Sophie qui mena la révolte dans les plaines du Sud je ne sais que répondre. J’ai voulu la justice comme mes ancêtres avaient voulu la liberté. Pour le reste, mes yeux ne peuvent voir plus loin que la crête des mornes. 


                                                           José Le Moigne

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F
<br /> Tu as raison pour le caméléon! Du moins concernant la couleur de mon âme, elle aspire au soleil!!!<br /> Bonne journée en Wallonie, José!<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Un tableau moins épique, plus intimiste que les épisodes précédents, mais toujours aussi beau ... Toute mon amitié.<br /> <br /> <br />
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