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La montagne rouge 3 / réécriture

Publié le par le breton noir

 

 

 

 

20090604_4.JPGEn descendant des Monts d'Arrée, photographie : Christine Le Moigne-Simonis

 

 

3

          Scrignac, en 1939, ne ressemblait en rien au village propret qu'on traverse aujourd'hui sans même songer à s'arrêter.  C'était alors, à un lancer de fronde du Huelgoat et de ses anciennes trêves de Locmaria et de Berrien, un gros bourg rugueux, cerné de rivières puissantes, où, que l’on soit de la ferme, des ateliers ou des boutiques, personne, parce que chacun se disait  se avant tout travailleur, n'hésitait à affirmer ses opinions, y compris par les urnes.  Ainsi, au milieu du Kreiz Breiz, au cœur de la très catholique Bretagne, Scrignac la rebelle faisait tâche. Communiste, sans doute, mais dépouillée de toute forme de dogmatisme et très à l'aise avec l'orthodoxie,   bretonne et libre en quelque sorte. Cela avait suffi pour que les Monts  d'Arré changent de nom.  De Carhaix à Morlaix on parlait de la Montagne Rouge. Le nom s'est effacé mais pas le contenu ; car aujourd'hui, encore, scrutin après scrutin, la montagne résiste.

           — Voilà, nous sommes arrivés, dit Yann-vari Perrot devant la porte du presbytère.

Septembre resplendissait, mais la poussière qui recouvrait les chaussures de l'abbé,provenant des chemins qu'il avait empruntés à travers les bruyères rouies et les landiers d'un mauve chatoyant comme  une robe d'évêque,  laissait imaginer ce qu’ils seraient, bientôt, lorsque la pluie et le brouillard envahiraient le paysage.

          Pour tout autre que Yann-Vari Perrot, passé de l'état de vicaire à celui de recteur eut suffi à faire de 1930 une date à souligner à l'encre rouge, mais son bon sens paysan était trop affuté pour qu'il accepte de se laisser berner. L'abbé connaissait bien son monde et personne n'aurait pu lui faire croire que de passer du Léon à la montagne rouge, avec ses roches escarpées, ses étendues désertes dévorées par la lande et ses forêts profondes où se cachaient les sangliers, et qui plus est connue d'un bout à l'autre dudiocèse  pour son irréligion, constituait  une promotion. Plougerneau, où il était vicaire, était une paroisse riche et tranquille qui laissait tout le loisir de militer pour les deux causes qui lui tenaient à cœur, l'autonomie de la Bretagne et la défense de sa langue ; et sur ces points, l'abbé
n'avait jamais mâché ses mots.

          Puisque tout homme est maître
en sa maison, je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même pour les peuples. Croyez-moi, mes amis, Je rêve de revoir la Bretagne à nouveau gouverné par les siens, et les siens seulement !

         Voilà qui avait le mérite d'être clair.
         Trop sans doute pour Monseigneur Duparc. L'évêque de Quimper ne supportait ses
incessantes controverses, ses prises de position n’ayant plus rien à voir
du moins selon ses vœux — avec l'apostolat, sa liberté de ton.  L'abbé était bien trop intelligent pour s'en
laisser accroire. Ce n'était pas pour rien que l'on parlait d'alliance entre le sabre et le goupillon. A bien y regarder, l’état ecclésiastique ressemblait fort à celui de soldat. Obéir et se taire, on en demandait pas plus. A défaut, on vous félicitait, s'il le fallait devant le front des troupes. On vous offrait un galon d'or à coudre sur la manche, puis, vous n'étiez pas encore sorti du cercle de lumière que vous retrouviez dans la plus triste, la plus obscure des garnisons, à ronger votre frein. On vous écarte de la scène comme on se débarrasse d'une bête contagieuse. Certains, parfois des plus huppés, c'étaient retrouvés à Limoge. Lui c'était à Scrignac. 

         Les paroissiens de Plougerneau qui, au nombre de quarante-trois avaient tenu à
faire route avec lui, n'étaient pas eux non plus tombés de la dernière pluie. Un seul regard avait suffi. La montagne rouge méritait bien son nom. La tâche qui s'ouvrait devant leur ancien vicaire était digne des travaux d'Hercule. Résolus à en découdre s'il le fallait, ils faisaient bloc autour de de Yann-vari Perrot. On aurait dit la Garde à Waterloo.  L'ennemi cependant ne leur faisait même pas l'aumône d'un assaut.  Derrière les fenêtres du bourg les regards veillaient et, devant le presbytère, face à leur contingent, ils étaient sept, froids et polis comme des plénipotentiaires, à s’être déplacés pour accueillir le recteur. On aurait presque cherché le drapeau blanc.

          —    Tu parles d'une délégation, grogna Jean-Louis Le Buhotel, un gaillard jovial, massif comme un foudre de cidre, et à l'humour caustique. On se demande qui est Judas !

L’abbé esquissa un sourire :

          —    Voilà comment on passe des prairies à la lande … laissa-t-il tomber.

Puis, s'étant très vite ressaisi, il commanda :

    À genoux, mes enfants !

           Cela ne souffrait pas de discussion.

Subjugués, les léonards comme les montagnards mirent genou à terre. Les boutoù coat[1] claquèrent avec un bel ensemble et le recteur, parcourant du regard les nuques inclinées, traça, à la manière du pasteur bénissant les armées, un grand signe de croix.

      Neuf ans étaient passés et, quand il
repensait à cet accueil délétère, l'abbé se demandait parfois si, ce jour-là, ses nouveaux paroissiens avaient parié sur lui. Au bout du compte, sans doute non.  Non que le respect ou la vertu les en ait empêché, mais à quoi bon miser si la victoire est acquise à chacun. Certes, ils étaient trop malins pour ne pas l'avoir vu, ce recteur-là ne manquait pas de poigne. Sans leur donnerait-il du fil à retordre; mais bien d'autres avant lui s'étaient risquer à  leur rabattre le caquet, avant d'être contraints, devant leur puissance grégaire, à baisser pavillon. Avec ou sans la majuscule on ne vas pas contre l'Histoire. A Scrignac, depuis un siècle révolu, pas un curé n’avait tenu plus de deux ans. Ah ! On en avait connu de ces jeunes prêtres, plein d'allant et d'ardeur, missionnaires dans l'âme, qui s'étaient mis en tête de vaincre la montagne. Ils s'étaient tous à tour de rôle cassés les dents ! Alors, vouspensez, ce n'est pas ce recteur cinquantenaire qui, aussi énergique qu'il fut, allait rompre le cycle. Il suffisait d'attendre. Tôt ou tard il baisserait les armes.

      Mais les railleurs en étaient pour leurs frais. Neuf ans après l'abbé étaient toujours en place et rien ne semblait indiquer qu'il puisse un jour partir. Pourtant, ils n'avaient pas baissés les bras. Rouges ils étaient et rouges ils resteraient, mais, au fil du temps, la guerre fraîche et joyeuse qu'ils voulaient engagée s'était muée en guerre de tranchées et sur ce terrain-là, la légendaire pugnacité de Yann-Vari Perrot était une arme redoutable.

      Les positions étaient figées. Les blancs contre les rouges, an otrou[2] au milieu pour attiser le feu. Les uns, catholiques romains de la racine des cheveux jusqu'à la pointe de la langue, le vénéraient à l'égal d'un saint. Les autres, le glaive à la ceinture, le regardaient avec des yeux de triumvirs. Personne cependant, pas même le plus zélé de ses thuriféraires, n'aurait songé à voir dans l'abbé une figure un mystique ou un anachorète. La société rurale ne commet pas d'erreur. Elle sait parfaitement reconnaître les siens. L'abbé ne tombait pas des nues. Il avait les pieds bien ancrés dans la boue. C'était un homme de combat et à tout prendre il y avait de l'hérétique en lui.  S'il magnait avec adresse le concept de l'excommunication, ce n'était pas à la manière de Monseigneur l'évêque qui, en 1911, jugeant que la commune socialiste ne pouvait plus en recevoir, avait
décidé de plus y nommé un seul prêtre. Il avait déplacé le recteur et, pour un temps, la capitale des rouges était demeurée sans pasteur. Cela n'avait duré qu'un temps, mais personne ne l'avait oublié.

      L'abbé Perrot ne composait pas d'avantage avec les mécréants mais, étant lui-même dans la place, il lui fallait trouver des arguments. Or, il le savait très bien, sur la montagne rouge, peut-être plus qu'ailleurs dans l'ancienne Celtie, celui qui sait jouer du sentiment breton devient un ennemi très acceptable. Aussi, dès lors qu'il affichait le seul crédo qui régissait son ministère : Feiz ha Breiz, Foi et Bretagne, tout en en rejetant le contenu, les plus irréductibles se reconnaissaient dans cet axiome qui sonnait comme l'appel d'un tiern.     

        Personne ne s'y trompait. Lorsqu'il parlait ainsi, l'abbé ne se referait ni aux saints du calendrier romain, ni aux apôtres alignés sur deux rangs aux porches des églises, mais à Saint Tugdual, Saint Samson, Saint Malo, Saint Pol Aurélien, Saint Corentin et Saint Paterne, les sept saints fondateurs de la Bretagne, jamais canonisés, qui ne devaient leur sanctification qu'à la seule volonté du peuple d'Armorique qui leur avait trouvé des   des qualités de thaumaturges et de sagesse quand, venu d'Irlande et de la Bretagne insulaire, ils avaient débarqué de leurs vaisseaux de pierre. Ce manque orthodoxie pouvait s'admettre. Ces personnages avaient bien existé et, même s'il y mettait un brin de résistance, Monseigneur Duparc, parcequ'il était évêque de Quimper-Corentin, ne pouvait éluder qu'il était le lointain successeur d'un moine fondateur de nation bretonne.

        Les choses se gâtaient lorsque l'abbé Perrot se faisait le défenseur ardent de la langue bretonne. Non qu'il maîtrisa mal la langue de Molière, mais parce qu'il estimait, qu'en Bretagne, on se devait de faire fructifier l'héritage sacré.  Là, aussi, le pédagogue qu'il était usait d'une formule : Hep brezoneg, Breiz ebet ! Pas de Bretagne sans la langue bretonne ! Si vous lui rétorquiez que cela ne valait que pour la Basse-Bretagne, et qu'à partir de Lanvollon où passait la frontière linguistique – horrible mot en vérité –, à un jet d'arquebuse de Guingamp, les paysans ne parlait que gallo, il haussait les épaules, vous foudroyait de son regard d'aigle, et déclarait qu'avant l'ère romaine les deux tiers de
l'Europe s'exprimait dans la langue celtique.

        Il ne parlait pas de reconquête, mais ça y ressemblait.

        Peu importait alors les remontrances de Monseigneur Duparc, qui bien que bretonnant, se prononçait sans équivoque en faveur de l'unité française. Non en vertu de la morale, du droit ou de l'Histoire, mais parce que, au regard des vives tensions qui régnaient entre l'Église et l’État depuis qu'elles étaient séparées, il ne convenait de donner
un prétexte aux persécutions qui ne demandaient qu'à fleurir au grand jour. L'abbé courbait le dos, semblait parfois renverser la vapeur, mais dans les faits il ne cédait jamais. Et gare aux bolcheviques de Scrignac qui se voulaient plus jacobins que le Préfet. Les oreilles leur sifflaient aux prêches du dimanche ; et toujours en breton. Fidèle à ses principes, jamais l'abbé ne prononça un sermon en français. Ses homélies, ses diatribes plutôt, se faisait en breton. 

Et avec ça, impossible d'échapper au recteur. Toujours en route, on le croisait partout, son ample pèlerine gonflée par le vent de l’Argoat comme une voile noire annonciatrice de tempête ; sa barrette défraîchie posée comme un emblème au-dessus de son crâne ; ses énormes godillots faits pour battre la campagne toujours en avance d'un pas sur vos sabots ; avec, figé aux commissures de ses lèvres, un sourire vaguedont personne ne savait s’il  marquait une bonté indéfectible  ou un profond mépris. 
          Comme la plupart des exaltés, Yan-Vari Perrot était de petite santé. Combien de fois les familiers du presbytère, Ange Péresse en tête, l'avait vu arrivant d'on ne sait où, Les traits tirés, le dos courbé comme un vieillard fatigué, tête enfoncée dans ses épaules étroites, et les mains agrippés à son bâton de marche. Un jour, n'y tenant plus, Péresse avait interpellé Maryvonne Guillou, une brave karabessen qui, depuis cinquante années et plus, avait servi, elle-même ne savait plus combien, de générations de prêtres :

— Monsieur le recteur me parait souffrir beaucoup. Ne serait-il pas malade ?

 Et la servante lui avait répondu :

— Monsieur le recteur souffre d’une hernie et de plaies variqueuses aux jambes.

Péresse avait sauté sur l’occasion.

   Monsieur le recteur, avait-t-il risqué, en choisissant ses mots car il connaissait le caractère quelquefois irascible du curé, ne pensez-vous pas que votre état de santé rend trop lourde votre tâche ? Voulez-vous que vos amis en parlent à Monseigneur Duparc ?

          C’était mal connaître l’abbé qui aussitôt s'était cabré comme un cheval piqué à vif.

   Mes supérieurs me connaissent. Ils m’ont placé ici, je ne ferais rien pour obtenir mon changement.

         Voilà au moins qui était clair.

         Orgueil ?  Obstination ? Plaisir de narguer ses adversaires ? Plus la fatigue l'accablait et plus il redoublait de zèle. Ce n'était plus un ministère qu'il exerçait, mais son martyre qu'il exhibait dans une mise en scène qui pour tout dire n'émouvait que le noyau de ses
inconditionnels. En aucune façon l'abbé Perrot n'était le curé d'Ars des Monts d'Arrée. Il manquait trop d'humilité.

         Cependant, qu'on ne s'y trompe pas. Manquer d'humilité ne veut pas dire manquer de charité. Rendant lui cet hommage, nonobstant cette part d'ostentation, cette volonté de se poser comme un exemple, l'abbé était un charitable parmi les charitables. Bien-sûr, il
possédait une voiture, mais à quoi aurait-elle pu servir dans les mauvais chemins reliant entre eux les hameaux de Scrignac, car, il faut le rappeler ici, un village breton ne se résume pas au bourg, souvent modeste où se trouve l'église, le presbytère, l'étude du notaire, la mairie, l'école, les commerçants et quelques artisans. Un village breton c'est d'abord la multitude de hameaux et les fermes isolées où se concentre le plus gros de la population. Alors, de jour comme de nuit, pour aller visiter les malades, porter le saint
viatique aux moribonds, desservir les nombreuses chapelles qu'il appréciait autant que son église paroissiale, l'abbé marchait, le bâton à la main, accompagné de son chien fidèle, jusqu’à dix, douze ou seize kilomètres, les chaussures pleines de boue et, hélas, parfois, pleines de sang. 

Mais n'est-ce pas sombrer dans la facilité que de ne voir, en  Yan-Vari Perrot, dont la vie, au fond, était semblable à celle de la plupart des membres du bas clergé breton, qu'un dangereux obscurantiste, un nostalgique du temps où l'église et l'état ne formaient qu'une seule personne, un adversaire résolu de celle qu'à Paris on appelait La gueuse, la République pour ne pas la nommer. Son âge, sa formation et son époque le permettaient sans doute, mais alors, comment faire fi de ses multiples accrochages avec l’épiscopat ; et comment oublier qu'il lui fallut attendre d’avoir cinquante-trois ans avant qu'on daigne enfin lui confier une paroisse. Et quelle paroisse en vérité ! Scrignac la rouge ! Scrignac la malpensante !

Un vrai nid de serpents !

          Vraiment, qu'un homme comme lui, issu de la terre des prêtres, sorti depuis longtemps de la masse anonyme, connu pour ses engagements d'un bout à l'autre de l'évêché, soit demeuré plus de trente ans vicaire, voilà qui dépassait l'entendement !

 José Le Moigne 2010



[1] :Boutoù coat : Sabots de bois
[2]    An otrou person: Monsieu Le Recteur.







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