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Lannig et l'iroquois

Publié le par José Le Moigne





                                                         Brest après la guerre, intérieur d'une baraque

 

Madame Haristarque enseignait sans faillir, et avec un talent démultiplié, aux grands comme aux petits. Pendant que de sa voix profonde elle dictait aux premiers, elle occupait les autres, sans qu’aucune césure n’apparût, avec une de ces disciplines à qui l’on n’avait pas encore affublé de ce brevet quelque peu redondant de matières d’éveil. Vu le peu de moyens dont disposait l’école, le plus souvent elle faisait dessiner.

Ce jour là, en apparence pareil à tous les autres, Madame Haristarque, manuel de dictées à la main, semblait se promener d’une travée à l’autre. Ce devait être un texte redoutable car la maîtresse s’arrêtant très souvent, insistait sur la prononciation, la ponctuation, pour signaler les nombreux pièges à éviter. Suspendue à ses lèvres la grande division, avec un ensemble parfait qui tenait du ballet, biffait, rebiffait, puis se lançait à scribouiller d’un trait, comme pour se libérer d’un poids, le mot qui lui causait tant de tracas. À les voir peiner ainsi, malgré toute mon adoration pour la maîtresse, j’étais heureux de ne pas encore en être là. Les dictées de mots, surtout avec mon créole vibrant encore si fort en moi qu’il faisait quelques fois achopper le français, étaient quand même moins effrayantes. J’étais à ce point absorber par ce que j’appelle, faute de terme plus adéquat mes méditations, que je ne m’étais pas aperçu que mon idole, depuis un bon moment, se tenait près de moi. Elle regarda mon gribouillis, puis, posant ses doigts de fée sur mon épaule, me demanda si je voulais bien dessiner.

D’habitude, soucieuse de laisser les enfants s’exprimer Madame Haristarque n’imposait pas de sujet. Aussi, qu’elle dérogeât pour moi me surprit et me combla. Je me sentais le préféré et prêt à tout pour mériter d’être ainsi distingué.

Je commençais par poser une mouette sur le haut de la feuille puis, au dessous de l’oiseau, sans oublier ses hautes structures rectangulaires et sa cheminée ornée d’un liseré bleu ciel, j’esquissais à grands traits la coque trapézoïdale d’un paquebot glissant tel un archange sur des eaux émeraudes. Lorsque ce fut fini, Madame Haristarque qui au fil de ses allers-retours avait suivi de près l’avancée de mon œuvre me demanda :  

   Dis moi, Julien, quel nom vas-tu donner à ton bateau ?

Ma réponse fusa.

           — Le Colombie, Madame !

         La divine sourit. Elle me montra comment estomper les ombres avec la pointe du buvard, puis, reprenant le cours un instant suspendu de sa dictée, elle ajouta :

           — À présent je te laisse finir.

         Lorsque le carillon de la récréation sonna, elle revint près de moi.

— Bravo Julien, dit-elle d’une voix qui me laissa ababa comme on dit aux Antilles, c’est un très beau dessin. Nous allons l’afficher.

Ce soir là, Lanning ayant traîné de bar en bar tout le samedi et une bonne partie du dimanche, et n’ayant plus un sou en poche, rentra, comme la plupart du temps en début de semaine, dans son état normal. Tandis que je l’aidais à retirer ses bottes de chantier il m’interrogea sur ma journée de classe. Je lui racontais l’histoire du dessin et lui, visiblement heureux de partager ma minute de gloire me demanda :

— Veux-tu que je te montre comment, avec trois chiffres, on dessine un indien d’Amérique ? C’est un truc que j’ai appris dans la marine un jour où, consigné à bord, on s’emmerdait à qui mieux mieux ! 

— Lannig !

Man Anna avait horreur des gros mots.

Tout guilleret, mon père réclama du papier et un crayon. Alors, avec cet air de jeunesse qu’il avait quelques fois, il fit jaillir de la feuille, en ne lésinant pas sur les formules cabalistiques, un splendide Iroquois à qui il ne manquait ni les peintures de guerre ni le casque de plumes.

— À toi maintenant, dit-il en inscrivant les chiffres sur des petits papiers qu’il plia avec soin.

J’ouvris les papillotes et fit naître à mon tour, sous l’œil hilare de Lannig, le profil plein de morgue d’un coureur de plaine.

Lanning rit de bon cœur en me frottant le haut du crâne.

— Ne grandis pas trop vite petit bonhomme, dit-il en allumant une cigarette.

Sous la lumière basse qui tombait du plafond, la flamme un peu trop haute du briquet, fit danser entre nous les ombres de la steppe.


                                                            José Le Moigne 

  

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F
Il faut avouer que cette illusion fugace qui nous relie un instant à nos morts est à la fois un plaisir et une souffrance aussi...Bonne nuit, ami noctambule.
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<br /> Mais n'est-ce pas cela aussi qui nous permet d'être debouts?<br /> Bonne nuit à toi<br /> José<br /> <br /> <br />
S
Toujours autant d'émotion quand tu écris tes souvenirs ... Superbe ! Toute mon amitié.
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